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jure georges vujic - Page 2

  • La société-traces : phase ultime de l’aliénation ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia dans lequel il évoque la numérisation de nos vies. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    La société-traces : phase ultime de l’aliénation ?

    Depuis l’origine même de la vie sur terre, il existe une relation indivisible entre l’homme et sa trace, l’homme n’a pas changé significativement à cet égard depuis le début de l’humanité. En phase avec les progrès technologiques, sa vie et son œuvre produisent aujourd’hui des traces autour de lui, dans l’environnement immédiat et plus large. Dans la discipline anthropologique, le paradigme de l’homme-trace définit l’homme comme sujet, producteur de traces, mais aussi en tant que « construit de traces ». Ces deux dimensions fonctionnent comme des rétroactions en interaction constante l’une avec l’autre et forment un système permanent d’interrelations. L’homme en tant que construction de traces est mieux connu et implique que ses interactions avec l’environnement construisent son identité dans son rapport à la réalité, l’homme intériorisant les traces de ces interactions. Il suffit de se souvenir des peintures rupestres zoomorphes de la grotte de Lascaux en France vers 13000 av. J.-C., les débuts de l’art paléolithique, pour constater le besoin primordial de l’homme d’extérioriser son être à travers des messages, des signes et des indices. Pour l’écrivain français Georges Bataille, les traces et les peintures de Lascaux sont la première forme d’art en tant que signe d’humanisation. Selon lui, Lascaux est un symbole du passage de l’animal à l’humain, « le lieu de notre naissance », c’est un « signe sensible de notre présence dans l’univers ». Pourtant, Bataille n’aurait pas pu imaginer à quel point la forme, le rôle et la puissance de la trace allaient évoluer, de l’empreinte originale de la paume d’une main dans la grotte aux traces numériques d’aujourd’hui sur Internet et les smartphones.

    Société du signe et société-traces

    L’impossibilité de supprimer et de manipuler les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes ; leurs quantités sont incommensurables, de même que les possibilités d’abus. Dans une perspective sémiologique, l’homme en tant qu’être symbolique a toujours cherché à « déchiffrer les signes du monde », comme le souligne Roland Barthes. Il a recherché le sens du signe sous la forme d’une sémiosis, dans diverses manifestations picturales, textuelles ou gestuelles. Le nouvel environnement numérique d’aujourd’hui dans lequel les traces numériques apparaissent et disparaissent simultanément en ligne pose une question ontologique et sémiologique : un clic de souris d’ordinateur ou une icône de tablette peut-il contribuer à mieux comprendre et déchiffrer les signes du monde ? Lorsque nous regardons les traces et les signes de manière sémiologique, il est clair que, lorsqu’il s’agit de signes, l’accent est mis sur le continuum entre le visible et l’invisible, car les signes naissent de l’acte d’expression d’un sens et (au moins en partie) d’une intentionnalité. Une trace numérique moderne, une empreinte numérique, est automatiquement créée lors du calcul, du codage ou de la liaison, le plus souvent sans prise de conscience du sujet. Se connecter à un ordinateur, à un appareil mobile intelligent, cliquer sur un lien ou commander des produits en ligne sont des activités quotidiennes que nous pratiquons inconsciemment, sans les percevoir comme une empreinte. Alors que le signe cherchait à prononcer et à partager du sens avec le plus grand nombre (code), la trace numérique fait l’objet d’un processus de personnalisation et cherche à calibrer une information. Cette logique de personnalisation trouve ses leviers les plus actifs dans les applications mobiles, les podcasts, les blogs. C’est ce qui fait dire à Louise Merzeau : « L’anthropologie a montré que la tekhnè consiste en une externalisation de nos fonctions. En s’externalisant, les facultés se modifient : elles acquièrent une dimension formelle et organisationnelle, qui dépasse l’individu et lui survit. Après la force, la perception, le calcul et la mémoire, l’identité pourrait bien être la dernière de nos propriétés ainsi mise au-dehors par nos médias. […] Dans la culture numérique, le signe, le message et le document sont appelés à être subsumés dans la catégorie des traces. Celle-ci ne désigne pas un nouveau type d’objet, mais un mode inédit de présence et d’efficacité, lié aux caractéristiques techniques et sociales des réseaux. » Ainsi nous passerions d’une société de signes, supports de messages et d’incarnation expressive, à une société de traces désincarnées, avec une traçabilité omniprésente et permanente.

    Traces et identité numérique

    L’impossibilité de supprimer et de manipuler abusivement les traces numériques suscite aujourd’hui les plus grandes craintes. En effet, dans le monde du numérique, il n’existe plus de document principal et de copies, mais une fragmentation constante des contenus, dans laquelle l’information s’adapte à chaque condition de lecture et d’écriture. L’entité numérique collecte les traces qui laissent nos connexions : requêtes, téléchargements, géolocalisations, achats, mais aussi des contenus produits, copiés, récupérés… Tout cela créé une forme fragmentée de notre identité numérique dispersée à travers les réseaux. Les opérateurs, les détaillants, les moteurs de recherche et l’intelligence artificielle en savent plus sur notre comportement numérique que nous, car ils ont la capacité d’archiver, de faire des références croisées et de modéliser.

    Les problèmes de contrôle des pistes numériques, de protection des données personnelles, de surveillance générale d’Internet sont des problèmes sociopolitiques qui n’avaient pas d’équivalent dans le monde analogique, du moins pas à ce point. Si tout génère une trace, si chaque trace devient mémoire, comment éviter l’étouffement de la mémoire et ce qu’il faut archiver, quels seront les « vestiges du passé » pertinents, comment trouver un équilibre entre mémoire et oubli ? Les questions du rôle et du statut social des traces numériques, trace comme empreinte, marqueur psychique, la question de la « mort numérique » et du droit à l’oubli (puisque les traces numériques ne s’effacent jamais complètement), sont devenues un enjeu civilisationnel, anthropologique ainsi qu’une question politique dont la résolution sera déterminante pour la société à venir.

    Gouvernance algorithmique et période post-documentaire

    Le sociologue Maxime Ouellet parle de la domination des algorithmes et de l’intelligence artificielle comme symptôme d’une crise radicale de l’idée de représentation, c’est-à-dire l’éloignement de la réalité, l’écart entre les mots et les choses. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements technocratiques, qui réagissent presque par réflexe à l’évolution des courbes statistiques (épidémiques, économiques et financières), s’appuient sur un traitement rapide des mégadonnées plutôt que sur des normes sociales et juridiques, sur un langage ou une discussion dialogique. On passe de la culture du signe interprétatif à la culture du signal calculé. La sortie du monde sémiotique, en contrepoint de la sortie du symbolique et de l’histoire elle-même, achève le processus de déshumanisation technologique et virtuelle au sein des réseaux algorithmiques artificiels. Les algorithmes sont des entités anhistoriques, car ils traitent les informations indifféremment, sans tenir compte des projections du futur, et comme une telle gestion coïncide avec une forme de présentisme numérique, on peut dire que le capitalisme numérique est aussi le capitalisme de la présence pure. Les traces numériques ne sont pas des messages mais des données, et n’ont pas beaucoup de sens lorsqu’elles sont analysées séparément. Mais, collectées, traitées et combinées dans de grandes bases de données, elles peuvent révéler des informations importantes, stratégiques ou sensibles. La notion de traçabilité numérique (tracking) est de plus en plus présente dans nos sociétés en raison du contexte actuel de gestion de grandes bases de données (big data) dans lesquelles les données sont enregistrées et stockées par défaut. Les traces numériques peuvent être utilisées pour profiler les personnes, en extrayant automatiquement les profils de l’observation de leur comportement, ce qui est effectivement utilisé pour le marketing de réseau. Une nouvelle forme hybride de gestion électronique des documents génère le besoin de préserver et de gérer les métadonnées de tous les formulaires. Il s’agit d’une nouvelle gestion de l’information dans laquelle la préservation de la trace est une priorité, que certains analystes interprètent comme l’entrée dans l’ère moderne de la trace. L’interprétation des traces numériques, leurs analogies et leurs différences par rapport aux autres catégories de traces conduisent à des conclusions ambiguës. Bien que de telles interprétations s’accordent sur la matérialité de l’inscription numérique et des similitudes avec d’autres formes de traces, le processus même de création d’une trace numérique est spécifique car il dépend de la façon dont les algorithmes dirigent notre regard. Par conséquent, il convient de garder à l’esprit que l’indépendance réelle des traces numériques n’existe pas, car la nature même, la construction et l’algorithme ne sont pas technologiquement neutres et induisent une vision du monde, une certaine grammaire idéologique.

    Les nouvelles technologies bionumériques qui bouleversent les marqueurs traditionnels posent la question d’un nouveau statut anthropologique de la trace dépourvue du schéma corporel classique de l’identité humaine. La numérisation complète comme levier principal de la « grande réinitialisation » devrait offrir et appliquer une forme globalisée d’identités numériques. Après la première phase du « certificat Covid numérique de santé », un système généralisé devrait être appliqué, dans lequel toutes les données d’identité sanitaires, personnelles, professionnelles et bancaires seraient stockées dans un portefeuille numérique, tandis que l’autonomie des cartes d’identité classiques et des documents matériels devraient progressivement disparaître. La technologie numérique moderne est en train de passer à un processus de stockage quantitatif, appauvrissant l’identité ontologique et la qualité de la pensée. L’avenir des traces en tant que fragments de nos identités humaines au sein de leur exploitation technique et numérique se doit d’être pensé en tant qu’arraisonnement (le Gestell heideggerien) de l’être dans l’immatériel cybernétique, où le réel se calque sur le virtuel, de sorte que l’existant se pose non plus dans sa singularité et en tant que sujet, et ne prend du sens que comme donnée, profil et ressource numérique, reconstituable et interchangeable. Alors que la numérisation globale de nos identités accomplit la phase finale de l’aliénation de la vie humaine, de tout ce qui est vivant : bios, logos et anthropos deviennent des dispositifs du biopouvoir et du capitalisme de contrôle numérique. Nous serions alors bel et bien plongés dans l’ère numérique, qui, en tant qu’accélérateur de l’histoire, précipite vers son achèvement l’oubli de l’être.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 06 novembre 2021)

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  • Pouvoir pastoral et nouvelle théologie de la santé...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia dans lequel il évoque l'organisation de notre société autour de "l'impératif de santé". Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Les médecins experts...

     

    Covid-19. Pouvoir pastoral et nouvelle théologie de la santé

    Au cours des dernières années, et surtout avec la crise sanitaire du Covid-19, nous avons assisté à une augmentation du pouvoir médiatique, social et politique des savants, des experts, comme si la sphère politique, dont la tâche consiste à déterminer et à protéger les intérêts nationaux et le bien-être général de la communauté, avait cédé la place à une nouvelle caste de scientifiques qui ont colonisé l’espace public médiatique quotidien.

    Les experts ont toujours existé ; cependant, tout au long de l’histoire, leur statut social et leur place dans la société ont changé en fonction de la vision du monde politique et social dominante. La notion d’expertise est étroitement liée à l’émergence de la modernité et à la complexité croissante des relations sociales et du fonctionnement économique de la société. Le discours légitimant en faveur de l’expertise, qui adhère au principe général de la gouvernance technocratique au niveau de la « gouvernance mondiale », est que la complexité des défis de la mondialisation libérale impose aux acteurs politiques de transférer leur pouvoir de décision à la société civile et aux autres acteurs non étatiques du marché, étant donné que seuls les professionnels possédant des compétences spécifiques peuvent obtenir des résultats optimaux. Dans ce contexte, le cœur du problème de la technocratie et de l’expertocratie est dans leur incompatibilité avec les principes fondamentaux de la démocratie, puisqu’ils ne détiennent aucune légitimité populaire et représentative issue des élections.

    Technicisation du politique et règne du « scientifiquement correct »

    La crise du Covdi-19 a mis en lumière le clivage politique entre partisans de la « technicisation » du pouvoir politique qui s’appuie sur des experts et les « populistes » qui cherchent à renforcer le rôle du peuple dans le processus décisionnel. Avec l’avènement du nouveau langage néo-orwellien du pouvoir biopolitique, qui a émergé dans le cadre de la médicalisation de l’espace public, un nouveau politiquement correct a émergé, le prétendu « scientifiquement correct » imprégné de technoscientisme, afaiblissant les thèses alternatives en les reléguant au répertoire complotiste. Cependant, il faut garder à l’esprit que les experts ne forment pas un bloc monolithique, et la notion de « consensus scientifique » semble de plus en plus vague et difficile à atteindre, alors que de nombreux experts parlent de « populisme scientifique » en se référant à des thèses alternatives et critiques. Les racines philosophiques de l’expertocratie, tout comme celles de la technocratie, se retrouvent dans le constructivisme mécaniciste des Lumières puis chez les « socialistes utopiques » du xixe siècle et dans l’idéologie du saint-simonisme. Les thèses saint-simoniennes trouveront plus tard un terrain fertile dans la « gestion » et la technocratisation graduelle de la politique décrites par James Burnham dans La Révolution managériale. La notion d’expertise, née en Grande-Bretagne au xvie siècle à travers les figures d’experts médiateurs, entre progressivement dans la sphère scientifique à travers les sciences sociales contemporaines dans le cadre des études scientifiques et technologiques qui analysent les relations entre technologie et pouvoir.

    La technocratisation du politique est en même temps un processus de désessentialisation de l’activité politique. Les politiciens se désengagent de plus en plus des questions délicates et complexes, transférant la responsabilité aux « experts » qui ne sont pas seulement là pour des conseils mais aussi pour formater idéologiquement l’opinion publique. Il ne faut pas oublier qu’aucune science n’est totalement neutre et qu’elle est elle-même le fruit d’un processus idéologique complexe. Transférer la responsabilité de la sphère politique publique aux experts revient à dépolitiser la politique, ce qui s’apparente à un déni du politique. Depuis Aristote et Platon, l’homme s’interroge sur la place et le pouvoir de la politique dans la société. Aujourd’hui, la confusion des rôles et des fonctions est favorisée comme dans de nombreux autres segments sociaux, et l’action publique et politique est soumise au paradigme du « solutionisme », au répertoire technique, ce qui signifie que la prise de décision politique est réduite au niveau du choix d’une solution particulière.

    Dans ce contexte, « le gouvernement des choses remplace le gouvernement des hommes » : l’expertise est en fait le reflet de notre époque moderne où l’expert autonomise et s’approprie de plus en plus la fonction politique en fragmentant notre environnement social en domaines de spécialisation technocentrique. La politique en tant que res publica, « chose publique », sera toujours orientée vers le but suprême et la dernière fin (telos), alors que la science, l’expertise, ne pose jamais la question des buts ultimes car elles relèvent de l’ordre instrumental, des moyens. Parce que la politique technocratique moderne néglige et supprime la question du « pourquoi » et des buts ultimes, approuvant exclusivement la question des méthodes et des moyens, on peut dire qu’elle est une forme de despotisme technocratique. Le pluralisme sans véritable pluralisme, la démocratie soumise à des procédures et des décisions d’experts, l’apologie du « consensus scientifique » au nom de la complexité se transforment progressivement en leviers idéologiques technocratiques de chantage et de domination. Max Weber a établi une distinction classique entre scientifiques et politiciens (Le Savant et le politique) : la politique est le domaine de la prise de décisions souveraines tandis que la science et le savant analysent les structures politiques et sociales. Dans le contexte d’une menace pour la santé et d’une menace « inconnue » comme le virus, l’éthique de responsabilité weberienne du politique et l’éthique des convictions du scientifique devraient être des domaines de responsabilités séparées.

    Médicalisation de la société

    L’omniprésence médiatique d’experts médicaux est également un symptôme du processus de médicalisation de la vie quotidienne publique et privée. Ce processus, qui se manifeste à travers un large éventail de mesures sanitaires et biopolitiques, est le résultat d’un long processus d’émergence de la médecine moderne et de sa consécration en tant qu’institution sociale. Présentée comme une innovation positive et un progrès social qui réduit le taux de mortalité, la médicalisation a produit une pathologisation des comportements sociaux et des problèmes sociaux comme la médicalisation de la criminalité. Ce phénomène a rencontré diverses critiques qui portent sur les excès de la médicalisation : l’invention de nouvelles maladies et la consommation excessive de médicaments., l’acharnement thérapeutique. Le philosophe Georges Canguilhem critique le réductionnisme biomédical, estimant que le corps humain ne peut être réduit à des mécanismes physico-chimiques, tandis que son disciple Michel Foucault décrira la domination de l’autorité médicale dans la sphère privée, utilisant le terme de « médicalisation » pour démontrer l’importance dominante de la médecine dans la vie sociale. La marchandisation de la santé se développe parallèlement au processus de médicalisation de l’existence, qui fait de la santé une sorte de religion séculière où le corps a définitivement remplacé l’âme selon la clé « biopolitique » de Michel Foucault. Nous trouvons les racines idéologiques de la médicalisation dans l’idéologie hygiéniste qui, en exploitant la tendance hypocondriaque des individus, aboutit à un contrôle croissant des habitudes de vie, conciliant puritanisme moral et homogénéisation conformiste des comportements, avec l’acceptation de modèles et de pratiques politiques et économiques néfastes. Les grandes « croisades » de marketing et « les guerres publiques » contre l’alcool ou le tabac, fondées sur les textes quasi sacrés de la santé publique, s’inscrivent dans cette biopolitique qui instrumentalise le « droit au bonheur » afin de standardiser les comportements en les intégrants dans la logique de consommation du marché.

    L’impératif de santé, de la performance corporelle comme levier néo-darwinien d’homogénéisation sociale, est le reflet de la règle de la biocratie, une forme de règle basée sur une « vie saine », c’est-à-dire sur la maîtrise de la « vie nue » évoquée par Giorgio Agamben (Homo sacer). Bien sûr, bien que la santé soit une catégorie existentielle significative et désirable, elle ne peut jamais être une valeur absolue en soi, car nous la perdons tous tôt ou tard, et aujourd’hui elle est fixée comme valeur ultime à partir du moment où l’homme est matériellement émancipé et privé de transcendance, pour être finalement réduit au produit du marché. Le même impératif de santé est le reflet de la démonisation de la mort, le dernier démon que la société moderne cherche à exorciser à travers des mesures palliatives et thérapeutiques de prolongation artificielle de la vie. Cette foi aveugle dans la science et les experts révèle la survivance d’un résidu de l’ancienne pensée magique. La figure moderne faustienne du « savant fou » aujourd’hui prend la forme du « médecin démiurge », d’un expert-magicien, un techno-chamane miraculeux au jargon hermétique (éco, psycho, médico techno-quelque chose), qui s’appuie un réseau médiatique qui l’invite et le chouchoute régulièrement.

    Il n’est pas étonnant aujourd’hui, comme le souligne l’écrivain allemand Arnold Stadler, que les virologues se substituent aux théologiens, car nous avons complètement négligé voire refoulé la dimension existentielle de la mort, dans la lutte constante pour la santé et contre les virus. Selon lui, les experts sont devenus omniprésents comme « les grands prêtres de la nouvelle religion de la santé, qui est terrestre et laïque ». La conception théologique chrétienne de la santé est substantiellement opposée à la version moderne de la théologie sécularisée de la santé, le corps et la santé se situant dans le contexte d’une perspective eschatologique de salut. En outre, un nouveau catéchisme anthropocentrique, vérifiable à l’heure du Covid-19 avec une panoplie d’injonctions ritualisées : distance sociale, port du masque, etc. intronise l’impératif de santé en véritable nouvelle religion laïque, la maladie et la mort étants perçues en tant que péchés. L’obsession de la forme physique, du bien-être, le bougisme sportif, le fanatisme végan et du produit « bio-good food », sont les leviers du nouveau hip-consommatisme du capitalisme vert. En effet, la responsabilité à l’égard de la santé se transforme en devoir qui sous-entend la culpabilité, la mauvaise conscience d’être malade, et puis on en vient peu à peu à des dispositifs de repentance, de confession qui sont au cœur du pouvoir pastoral.

    Pouvoir pastoral et gouvernement des âmes

    La gestion de la crise sanitaire du Covid-19 révèle l’existence d’un pouvoir qui n’est plus seulement étatique et identifiable, mais aussi l’omniprésence de techniques d’assujettissement douces, moléculaires, singulières, méthodes diffuses de pouvoir que Michel Foucault appelle le « pouvoir pastoral ». On se souvient que, depuis l’avènement des Lumières, un bon nombre de concepts et règles qui relevaient de l’ordre religieux et théologique ont été sécularisés, modifiés, adaptés afin de légitimer non seulement le principe séculier de la raison d’État aux xvie et xviie siècles, mais aussi l’État-providence à la fin du xixe et au début du xxe siècle avec l’État gestionnaire et technocratique. C’est ainsi que le mode de gouvernementalité libérale, loin d’être exclusivement profane et areligieux, fait appel à des techniques de pouvoir « moléculaires », indolores, et discrètes, qui au lieu de soumettre les citoyens à l’ordre démocratique ou au souverain par l’exercice du monopole de violence légitime, entend gouverner la conscience, et recueillir l’adhésion volontaire et passive des sujets. Dans le cadre du pouvoir pastoral, l’ensemble des théories et des pratiques classiques de la souveraineté (du roi, du prince, du peuple), les principes de philosophie politique de commandement de l’arkhè, tout comme les théories marxistes et juridiques, font défaut, dans la mesure où les techniques de direction et de gouvernement des âmes et consciences échappent aux formes modernes de commandement et d’obéissance. Tout comme le faisait remarquer Michel Foucault, « gouverner », ce n’est pas la même chose que « régner », ce n’est pas non plus la même chose que « commander », ce n’est pas, enfin, la même chose que « faire la loi ».

    Michel Foucault énonce l’originalité de ce pouvoir pastoral qu’il caractérise comme « micro » et le distingue des pratiques et des théories modernes du pouvoir qu’il désigne comme « macro ». Le pouvoir pastoral est « une étrange technologie de pouvoir traitant l’immense majorité des hommes en troupeau avec une poignée de pasteurs ». À la différence de la souveraineté, il ne s’exerce pas sur un territoire (cité, royaume, principauté, République), mais sur une « multiplicité en mouvement » (« troupeau » pour les pasteurs de l’Église et « population » pour les élus de la République). Le pouvoir pastoral, tout comme le biopouvoir des corps et le gouvernement de « la vie nue » chez Giorgio Agamben, s’applique aux « sujets vivants », leurs comportements quotidiens, leur subjectivité et leur conscience, en établissant des rapports complexes et sociétaux. Alors que la gestion de la crise sanitaire met en exergue la montée en puissance de l’expertocratie et de la médicalisation de la vie quotidienne, refait surface la figure emblématique et sacerdotale du pasteur qui, selon Foucault, n’est fondamentalement ni un policier, ni un juge, ni un juriste, mais un « médecin » qui use d’un pouvoir « bienfaisant ». Il soigne à la fois le troupeau et les brebis du troupeau, qu’il prend en charge une à une. À la différence de la souveraineté politique et de l’ordre juridique fondés sur la soumission à la loi, ce pouvoir pastoral s’exerce de manière collective, et de manière « distributive » (« d’individu à individu »). Le pouvoir pastoral a recours à des techniques d’individualisation, par le biais d’une « économie subtile des âmes » qui combine des mérites et les fautes-omissions, créant une relation de dépendance intégrale, un rapport de soumission non pas à la loi ou à des principes « raisonnables », en privant l’individu de sa libre volonté. Ce pouvoir pastoral qui ne s’appuie pas sur les technologies répressives est vérifiable dans le milieu de la santé, où la pratique de la confession, des techniques de l’aveu, de l’examen de conscience, est largement utilisée à des fins de normalisation en agissant sur la sensibilité de chaque sujet. Ainsi, le pasteur doit « rendre compte de tous les actes de chacune des brebis, de tout ce qui a pu leur arriver à chacune d’entre elles, de tout ce qu’elles ont pu faire à chaque moment de bien ou de mal ».

    Parallèlement à la gouvernance biopolitique qui s’exerce au niveau global, visible et normative, le pouvoir pastoral, lui, s’exerce au niveau microlocal, hors de l’espace public. D’autre part, par-delà les hiérarchies d’argent, de richesse, de statut ou de naissance propre aux oligarchies libérales et capitalistes au niveau global, le pouvoir pastoral, qui opère dans l’opacité de la relation privée (d’individu à individu, d’institution à individu), dans le quotidien de l’usine, de l’école, de l’hôpital, génère des relations de pouvoir des hiérarchies, plus subtiles et beaucoup moins transparentes, qui sont à la base de la servitude volontaire, dans la mesure où il soumet le sujet qui renonce à toute forme de volonté autonome à des réseaux où chacun asservit l’autre, et où tout le monde est asservi à tout le monde.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 13 avril 2021)

     

    Notes

    Giorgio Agamben, Homo Sacer – I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, éditions du Seuil, 1997.

    Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Seuil, 2004.

    Michel Foucault, « Omnes et singulatim », in Dits et écrits, tome II.

    Michel Foucault, « Histoire de la médicalisation », C.N.R.S. Editions, « Hermès, La Revue », 1988/2, n° 2.

    François-Bernard Huyghe, Les Experts ou l’Art de se tromper de Jules Verne à Bill Gates, Paris, Plon, 1996.

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  • Le moment postlibéral...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia dans lequel il évoque la mise en place d'un ordre postlibéral dont il esquisse les contours . Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Le moment post libéral

    Après la chute du mur de Berlin, alors que le paradigme de la « fin de l’histoire » de Fukuyama et le triomphe du modèle de la démocratie libérale de marché au niveau planétaire prévalaient, la technocratisation des élites dirigeantes mondialistes et leur séparation du peuple ont remis en question la légitimité démocratique d’un tel mode de gouvernement oligarchique.

    La pandémie de Covid-19 en tant que crise sanitaire mondiale est un indicateur de la crise actuelle du modèle politique, économique et social du libéralisme, soulevant ainsi la question de l’efficacité et de la responsabilité du modèle dominant de gouvernance libérale, en particulier en temps de crise. L’un de ces problèmes découle directement des pénuries, c’est-à-dire des pénuries successives dans divers secteurs clés de l’économie et de la santé publique, causées par l’absence de production nationale autosuffisante, qui révèle l’état de dépendance économique et sanitaire. La pandémie a révélé le cœur de la crise contemporaine du libéralisme postmoderne, à savoir la crise de l’hybris, de la démesure de la croissance, de la consommation et du progrès, et du déséquilibre dans la production nationale. Il n’est donc pas étonnant que de sérieuses options idéologiques et politiques alternatives conservatrices, souverainistes et populistes soient proposées comme correctif aux dynamiques néo-libérales destructrices, parce qu’elles satisfont le besoin de trouver un nouvel équilibre : le besoin de modération dans l’innovation, la production et la consommation, et la stabilité dans l’échange. C’est pourquoi, certains ont d’ores et déjà vu dans la crise globale du Covid-19 la fin de la « mondialisation heureuse ». Même si certains parlent de défaite du néo-libéralisme, en louant le retour de l’État-providence, de l’État-nation souverain, d’autres appellent à un retour aux sources du libéralisme classique. Il semblerait que la vague postlibérale soit loin d’annoncer une rupture radicale avec le modèle libéral dominant, dans la mesure où notre imaginaire individuel et collectif reste bien ancré dans la conception économiciste de la vie moderne conditionnant la pensée, les réflexes et les modes de vie.

    Tout comme le postmoderne, le terme postlibéral même reste contradictoire car il est difficile de dépasser ce qui a vocation au renouvellement permanent, tout comme la modernité libérale. Le « post-isme » libéral serait alors une notion « fourre-tout », fédératrice de diverses familles de pensée, évoluant comme un caméléon sous diverses formes en fonction de l’époque. Tout comme il existe une nébuleuse postmoderne, il y a une nébuleuse postlibérale qui, loin de s’inscrire dans une structure, une hiérarchie, s’inscrit dans un univers horizontal, fluide, « liquide » et hétérogène… D’autre part, alors que la « raison d’être », le sens du libéralisme se situait dans la reproduction économiciste de l’ordre politiquement social spontané, en réponse à l’absolutisme de l’État, le postlibéralisme fonde sa légitimité, son «éthos » sur la gestion exceptionnaliste du désordre du chaos. En effet, le libéralisme a toujours fait bon ménage avec des mesures répressives d’exception lorsque l’ordre libéral était menacé, alors que la religion des droits de l’homme ne l’a pas empêché de s’accommoder des pires régimes totalitaires, de sorte que l’on peut à juste titre parler de régime de liberté liberticide.

    Le libéralisme, une anthropologie politique pathogène

    L’émergence du postlibéralisme pose en effet la question paradoxale du succès du libéralisme, mais aussi de son dépassement nécessaire. En ce sens, Patrick J. Deneen, professeur à l’université Notre-Dame aux États-Unis, dans son livre Why Liberalism Failed constate ce paradoxe : « Le libéralisme a échoué précisément parce qu’il a réussi. » Deneen soutient que la défaite du libéralisme est le produit de ses contradictions internes qui créent constamment des pathologies sociales, lesquelles menacent non seulement le libéralisme en soi mais la stabilité politique et sociale en général. Depuis les débuts de la théorie du libéralisme de Francis Bacon, Thomas Hobbes, à John Locke, Deneen estime que les prémisses originelles du libéralisme se fondent sur une « fausse » anthropologie philosophique, qui repose sur deux piliers : le volontarisme et l’individualisme. Il n’est pas étonnant que le postlibéralisme contemporain cherche à promouvoir et à articuler une nouvelle anthropologie anthropocène biopolitique sous la forme d’une vision transhumaniste de la condition humaine, qui est le résultat socio-pathologique direct de la première anthropologie classique, protolibérale progressiste et anthropocentrique, ainsi qu’une expression de la conception évolutionniste du monde. Bien sûr, le libéralisme a aussi ses courants alternatifs et dissidents sous forme de libertarisme ou de paléo-libéralisme, qui prônent la réhabilitation du libéralisme classique en réponse aux excès des expériences déviantes du néo-libéralisme. Dans Les Métamorphoses de la lutte des classes, le philosophe français Michel Clouscard montre combien le libéralisme, en tant que discours légitimateur de la dynamique du marché capitaliste, sait s’adapter et se transformer en fonction de la nouvelle anthropologie culturelle et politique du moment. L’individualisme et la permissivité, loin de remettre en cause radicalement les fondements de la société bourgeoise, ont en fait permis la réalisation de nouveaux marchés pour une nouvelle forme de capitalisme de divertissement et de « séduction ». De plus, David Harvey dans sa Brève histoire du néo-libéralisme place le phénomène du néo-libéralisme dans un large éventail historique, du règne de Reagan aux États-Unis, Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, à la Chine de Deng et au Chili de Pinochet, soulignant la grande adaptabilité reproductive de ce phénomène politique et économique. On retrouve ses transformations dans le modèle néo-libéral du Mexique dans les années 80, de la Russie dans les années 90 et même en Suède en tant que modèle néo-libéral à part. Le sociologue Michel Freitag estime que le libéralisme a détruit le système symbolique de la société et la possibilité d’une coexistence harmonieuse parce que toute relation humaine, comme la société, est basée sur un système de codes symboliques. Selon lui, dans la société de la Grèce antique, nous trouvons la conception la plus riche de la liberté politique, qui combine les principes d’aidos (solidarité) et de diké (justice) qui font défaut dans les sociétés libérales atomisées et hyperindividualistes. Le néo-libéralisme contemporain est une négation du politique en tant que res publica, une lutte pour le bien commun, tandis que sa dynamique darwiniste de marché détruit la capacité d’action collective et la création d’une coexistence réfléchie et raisonnable.

    Nouvelle règle anthropocène globale

    Néanmoins, le postlibéralisme, qui implique qu’à ce jour la société et la politique ont été dominées par des paradigmes spécifiquement libéraux (ou déjà néo-libéraux), tels que la démocratie, le libre marché, le mondialisme et l’individualisme culturel, ne signifie pas que nous avons dépassé aujourd’hui cette matrice politico-sociale libérale. Cette notion suggérerait que nous avons laissé le vieux monde dominé par le libéralisme dans toutes ses composantes de gauche social-démocrate ou de droite libérale et que nous entrons dans un monde où de nouveaux paradigmes illibéraux ou antilibéraux domineront l’espace public. Cependant, en tant que produit des transformations constantes du libéralisme tout au long de l’histoire, le postlibéralisme est actuellement un phénomène politique historique hybride, en émergence, qui, selon certains analystes, aurait rompu avec le libéralisme classique (protolibéralisme) et le néo-libéralisme. Comme ses prédécesseurs, le postlibéralisme reposerait sur ses propres postulats, ses « régimes de vérité », et de pouvoir. Selon Michel Foucault, il s’agirait donc de la « loi », c’est le nomos de la biopolitique, c’est-à-dire un mode de gouvernance qui repose sur sa propre rationalité, sa pratique, sa technologie et sa norme postpolitiques propres. De la théorie libérale, le postlibéralisme retient le mythe du progrès, le discours et le « comportement social », et, de la théorie économique néo-libérale, il accepte l’idée qu’un marché qui produit empiriquement une concurrence et des prix harmonieux n’est pas naturel mais résulterait d’une construction sociale fragile. Le postlibéralisme, à travers la radicalisation des mécanismes de gestion de la vie humaine, redéfinit l’expérience humaine, en profondeur voire ontologiquement, en combinant le « sujet libéral égoïste » et « l’entrepreneur néo-libéral du libre-échange » avec le modèle bio-humain. Contrairement au libéralisme et au néo-libéralisme classiques, le postlibéralisme réduit la différence entre l’individu et la collectivité par ce que l’on peut appeler le gouvernement de domination thérapeutique des corps individuels dans le sillage de la nouvelle biopolitique globale. En effet, les mesures biopolitiques qui ont été conçues en réponse à la propagation du virus du Covid-19, ont configuré une nouvelle forme de gouvernance appliquée au niveau planétaire, en s’appuyant sur les technologies de gouvernance numérique pour faire appliquer la règle anthropocène. Bien que n’étant pas le résultat de consultations entre États souverains, la gestion de crise pandémique mondiale implique la mise en œuvre de systèmes d’évaluation des risques en temps réel basés sur les mathématiques et l’informatique, qui incluent des mesures de contrôle de la population et l’imposition de mesures sécuritaires et de restrictions sanitaires (dites de distanciation sociale, utilisation de drones détecteurs de présence, géolocalisation). Ainsi, aujourd’hui, la plupart des démocraties libérales occidentales appliquent des mesures biopolitiques en réponse à la propagation des virus, qui dessinent les contours de la règle globale du biopouvoir. Giorgio Agamben parle de la nouvelle condition humaine de « vie nue » (homo sacer), laquelle a marqué l’entrée dans l’ère anthropocène (le moment où l’humanité s’est érigée en force géologique qui a transformé irréversiblement son cadre de vie). Il s’agit d’une rupture totale entre les vies politiques et biologiques de l’individu, et l’homo sacer, dans sa nouvelle condition biologique, se trouve soumis à la souveraineté de l’état d’exception. La règle postlibérale serait le reflet du pouvoir anthropocène qui devrait trouver des réponses à la situation d’instabilité générale et mondiale causée par le développement d’une économie postmoderne basée sur l’utilisation illimitée des ressources naturelles, une instabilité qui affecte tous les êtres vivants et à laquelle les États-nations modernes ne peuvent pas répondre. Si la règle politique moderne était basée sur une anthropologie exclusive qui opposerait l’humanité à la nature (en tant que facteur externe), le pouvoir anthropocène encouragerait l’anthropologie inclusive, qui intégrerait la nature dans un système censé être contrôlé et intégré.

    De l’État Léviathan à l’État cyborg

    Le virus du Covid-19, qui apparaît en tant que « game changer », fonctionnerait comme moteur disruptif d’une nouvelle politique postlibérale. La pandémie a permis l’activation d’un gouvernement mondial opaque, qui était déjà opérationnel, mais qui n’était pas encore visible en tant que tel sous la forme de biopouvoir. La crise globale sanitaire du Covid-19 serait « un accélérateur de transformation » permettant la mise en place de stratégies de choc, selon la thèse de Schumpeter de la « destruction créatrice », alors que la pandémie au niveau planétaire serait une opportunité pour accélérer la mise en place de la règle globale anthropocène. Ainsi, les transformations successives du libéralisme au cours des quarante dernières années cèdent aujourd’hui la place au postlibéralisme en tant que nouvelle forme de gouvernement de transition, qui fait de l’économie un moyen de transformation anthropologique et transhumaniste de l’espèce humaine dans le cadre d’un nouvel « environnement hostile » planétaire. En ce sens, l’analyse proposée par Barbara Stiegler dans « Il faut s’adapter » à partir des travaux de Walter Lippmann (connu pour sa thèse sur la « fabrique du consentement ») démontre que le but du néo-libéralisme n’est pas seulement de nature économique mais aussi anthropologique ; il s’inscrit dans la filiation évolutionniste et constructiviste (d’inspiration darwiniste) de l’espèce humaine, tandis que Lippmann y ajoute un objectif politique : organiser massivement l’adaptation de l’espèce humaine au nouvel état du monde, imposé par la mondialisation du marché. Ainsi, le néo-libéralisme mais aussi l’ordolibéralisme allemand légitiment le recours au rôle organisateur ou régulateur de l’État. Dans le nouveau contexte du biopouvoir mondial, l’État libéral devient le principal levier de la domination globale anthropocène, qui doit intervenir dans le sens de la survie et du renouvellement de l’espèce humaine. Mais ce modèle d’État libéral n’est plus celui qui incarne l’autorité transcendante du Léviathan hobbesien. À l’ère postlibérale, le fonctionnement de l’État libéral consiste essentiellement à mettre en place un cadre normatif qui surveille, encourage et contrôle les transformations anthropologiques du corps social en temps réel. Finalement, l’État libéral du Léviathan cède sa place au profit d’un cyborg-État postlibéral et biopolitique qui cherche à intégrer toutes les dimensions de l’existence, du minéral au psychique en passant par le biologique. La pandémie est certes un « accélérateur de transformation », mais aussi un bon indicateur de l’usure des vieilles idéologies modernes comme le libéralisme de la modernité. D’où les appels qui émanent de sphères politiques, académiques ou économiques, comme celle de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger ou de Robert Kagan, ou ceux des mondialistes de Davos, comme Klaus Schwab, qui prônent une « nouvelle réinitialisation globale » et un nouveau « capitalisme inclusif », en appelant à « l’humanisation » du capitalisme néo-libéral dans le sens de la conscience écologique. Le discours moralisateur du dépassement du libéralisme, en tant qu’imposture, s’inscrirait alors dans l’inversion debordienne : « le vrai est un moment du faux ». Bien sûr, il faut y voir les dispositifs narratifs destinés à légitimer les transformations émergentes de l’ordre postlibéral avec l’adaptation de l’espèce humaine à la nouvelle configuration globale du biopouvoir.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 24 décembre 2020)

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  • Ensauvagement et libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la relation entre ensauvagement et libéralisme. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    Ensauvagement. « Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme » selon Jure Georges Vujic

    Polémia : Ces derniers temps, le terme d’« ensauvagement » est devenu à la mode, et renvoie avec justesse à une augmentation de la criminalité, de l’explosion brutale et sporadique d’actes de vandalisme et de pillages. S’agit-il selon vous d’actes de barbarie passagers, ou s’agit-il d’un phénomène plus profond qui témoigne d’un malaise de notre civilisation contemporaine ?

    Jure Georges Vujic : La barbarie est une thématique classique de la philosophie de la culture, et l’on se souvient du fameux paradoxe de la barbarie soulevé par Montaigne dans la confrontation entre le royaume des cannibales, et les cannibales du royaume, mais aussi Victor Hugo qui pose l’importante distinction entre « les barbares de la civilisation » et « les civilisés de la barbarie ». Bref, si l’on admet que la perception et la signification de la barbarie, de la sauvagerie, dépendent de la confrontation des cultures, des mœurs, des coutumes, des comportements, comme des pratiques politiques, économiques, sociales, idéologiques, ethniques, alors l’on peut relativiser ce phénomène à outrance. Le paradoxe de la modernité réside dans le fait que, en dépit des promesses salutaires et irénistes des Lumières puis kantiennes, de la foi au progrès continu, elle n’a pas pacifié l’humanité, et qu’au contraire elle a créé les conditions techniques, sociales et culturelles propres à générer non seulement les irruptions de sauvagerie criminelle et sociétale mais aussi les grandes formes de barbaries industrielles totalitaires du xxe siècle, qui ont abouti à ce qu’Hannah Arendt désignait par la banalisation du mal. En revanche, ce qui est nouveau et récent, c’est que l’ensauvagement a pris la forme d’un iconoclasme violent et d’un vandalisme révolutionnaire lorsque, dans le sillage de manifestations anti-racistes, des statues, monuments de l’histoire européenne, ont été vandalisées, décapitées, voire carrément déboulonnées. Dans cette forme de sauvagerie, il faut voir en acte un véritable nihilisme dont le but non avoué est loin de réparer une discrimination, de détruire une mémoire historique ainsi qu’un espace public commun. D’autre part, le vandalisme et l’iconoclasme révolutionnaire, en épurant le passé, entendent s’approprier et imposer leur souveraineté, ce qui équivaudrait dans le cas présent à une tyrannie des minorités.

    Quels sont les différents types d’ensauvagement et peut-on assimiler la délinquance urbaine, la criminalité avec la violence et la radicalité politique ?

    On peut disséquer ad vitam aeternam les différents sens et formes de la notion d’ensauvagement en raison de sa polysémie et de son utilisation dans la sphère scientifique et publique. La popularisation de ce terme par le milieu médiatique et sa paternité idéologique pour évoquer la croissance de la violence urbaine et de la délinquance très souvent liée à l’immigration pandémique, me paraissent insuffisantes pour expliquer un phénomène complexe protéiforme, qui dépasse le seul débat des statistiques. La violence urbaine de groupe, de masse, le phénomène des « casseurs » dans leur forme sporadique et éruptive sont une constante sociale, je dirais même qu’ils sont consubstantiels à notre modernité tardive, mais ce qui a changé dans la perception et le traitement de ces phénomènes d’« ensauvagement », c’est leur banalisation, et, pour reprendre Baudrillard, leur « viralité », l’amplification médiatique et la vitesse de propagation de cette violence en temps réel permettant leur banalisation. C’est ce qu’avait vérifié la politologue Thérèse Delpech, dans son ouvrage L’Ensauvagement – Le retour de la barbarie au xxie siècle, dans lequel elle constatait que « la passivité qui accompagne la montée de la violence est plus inquiétante encore que la violence montante. Car elle rend sa victoire possible. Celle-ci bénéficie de l’inaction ».

    On constate que, avec les attentats islamistes, les émeutes ethniques et raciales aux USA, la guerre des gangs, l’ensauvagement prend une tournure globale ? Y a-t-il un phénomène de mimétisme ?

    Oui, l’ensauvagement est un phénomène mondial et, tout comme le constatait Baudrillard, il y a une violence du mondial. Cette violence moléculaire et systémique qui rend compte de ce que Bourdieu appelait la violence symbolique de notre société, qui légitime le pouvoir diffus du grand marché, et de l’oligarchie mondialiste, est une violence structurelle qui s’efforce d’évacuer toute forme de mal au nom du « bien absolutisé », sanctifié. Il s’agit d’une « violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la mort elle-même – violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort ». Cette violence du mondial, cette « virulence » globalisante s’efforce de mettre en place un monde uniforme affranchi de différences, de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Il n’y a qu’à voir le degré de la platitude iréniste et de déni du réel dans le traitement accordé par les classes dirigeantes mondialistes aux phénomènes de violence criminelles et politiques, face aux attentats islamistes. Le danger du phénomène de l’ensauvagement serait non pas dans leurs manifestations spectaculaires et leur onde de choc, mais dans leur viralité mimétique : car il s’agit d’une violence qui opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.

    Que pensez-vous des mesures de répression et de prévention prises par les classes dirigeantes, des programmes de déradicalisation et de réinsertion des anciens délinquants voire des ex-terroristes ?

    L’ensemble de ces mesures palliatives d’intégration, d’éducation et de prévention, le plus souvent se réduisent à une approche thérapeutique qui nous renvoie à la sempiternelle sous-jacente question de savoir si la culture, ou telle ou telle mesure pédagogique éducative « nous permet d’échapper à la barbarie ». La réponse est bien sûr négative, et la culture, le discours de socialisation n’ont jamais neutralisé la nocivité, la déviance de comportements violents en société. On peut même constater que la culture postmoderne dominante, technicienne, marchande et hyperindividualiste, loin d’être une antithèse de la barbarie a été le ferment des grandes barbaries totalitaires de la modernité.

    Ainsi la culture, voire la civilisation dans son acception moderne du terme, ne nous absout point de la barbarie, lorsque cette même civilisation tente de s’imposer aux autres cultures par la seule force brutale, en témoigne la période de colonisation et les expéditions impérialistes américaines au Moyen-Orient. On se souvient de la phrase de Lévi-Strauss : « Le barbare est celui qui croit à la barbarie », et combien l’ethnocentrisme a pu fonctionner comme miroir déformant, quant à la perception du couple barbare-civilisé. Les guerres mondiales, le terrorisme, les pratiques génocidaires du xxe siècle, qui constituent l’armature de l’âge des extrêmes évoqué par E. Hobsbawn, ne sont pas le produit d’une régression de la civilisation dans une sauvagerie archaïque, mais bien au contraire l’aboutissement d’un long processus d’aliénation et de rationalisation extrême, qui ont généré les conditions d’un auto-anéantissement de l’humanité. C’est bien cette dialectique entre culture, civilisation et barbarie qui rend compte du double visage de la culture, l’homo sapiens pouvant en même temps être « homo demens » (Edgar Morin, Culture et barbarie européennes). Au début des années 2000, l’historien américain George Mosse parlait de brutalization, « brutalisation » ou « ensauvagement » du monde, pour dénoncer une culture de guerre née au creux du long conflit de 1914-1918, faite de banalisation de la violence, puis de glorification de la virilité, une culture qui aurait permis de légitimer les dérives de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, on pourrait très bien dire que l’on assiste à une double brutalisation : brutalisation sociétale et médiatique de la violence gratuite voir ludique (cinématographie, Internet), et brutalisation de l’angélisme, de la repentance, qui aboutit à un déni de réalité. Avec la pandémie de Covid-19, la brutalisation contemporaine prend la forme d’une ingénierie biopolitique qui, par la propagation d’une culture hygiéniste, masque les dérives totalitaires.

    Il s’agit bien d’une barbarie internalisée, une « barbarie intérieure », quand les forces de stérilité et de violence, toujours latentes dans l’humanité, ont pris le dessus, sur les forces créatrices. Nietzsche répétait, devant le spectacle offert par son époque : « Le désert croît. » Le drame de notre temps, en effet, c’est l’apparition d’une nouvelle sorte de barbarie, une barbarie intérieure à notre conception de l’homme qui s’est développée avec l’avènement du Grand Sujet autocentré des Modernes. Le plus souvent, les phénomènes sociopathologiques d’ensauvagement sont les multiples manifestations de ce même sujet despotique et anxieux, replié sur son identité stérile et narcissique, même lorsqu’il défend le droit à la différence, qui constituent le témoignage de la barbarie intérieure d’une civilisation qui, dans la pratique de la vie quotidienne, tend à abdiquer des principes sur lesquels elle est fondée. La barbarie intérieure s’apparente à l’autoproduction, l’auto-institution du Sujet, qui se coupe de Dieu, du monde et des autres hommes.

    Dans votre dernier livre, Nous n’attendrons plus les barbares – Culture et résistance au xxie siècle, aux éditions Kontre Kulture, vous évoquez le phénomène d’une sorte de barbarie interne, vous constatez que « les barbares sont en nous », qu’ils ont « colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen ». Est-ce un aveu d’impuissance ou un appel ā la résistance ?

    C’est en effet un essai sur les multiples visages de la barbarie moderne parfois diffuse, et difficile à identifier. Une douce barbarie, sous la forme de narratif hédoniste techno-scientiste, a colonisé le mental, l’imaginaire individuel et collectif européen, de sorte que l’on peut parler de colonisation interne pure et simple. En effet, la culture dominante de notre époque est éminemment une culture de la quantité, de l’aliénation de la volonté et de l’asservissement des esprits. C’est une forme de culture du prophylactique, du placebo qu’on retrouve aujourd’hui dans cette culture hygiéniste du masque. À l’inverse de la menace d’une barbarie extérieure d’invasion, je persiste à croire que les maux qui accablent l’Europe et les peuples européens d’aujourd’hui ne viennent pas d’un ennemi externe, elles ne viennent pas des barbares eux-mêmes, car la crise morale, démographique, politique et civique actuelle n’est qu’un épiphénomène d’un mal intérieur plus insidieux et dévastateur : celui du fatalisme, de l’entropie, de l’inaction, de la vieillesse et de l’attentisme.

    Assistons-nous à un ensauvagement de la mondialisation, et quels sont les liens entre globalisation du crime et libéralisme ?

    Depuis les années 1990, on assiste à une globalisation du crime, la criminalité connaissant une hybridation dans laquelle interfèrent et s’imbriquent les revendications politiques et la criminalité. À cet égard, « l’ennemi intérieur criminel », même lorsque qu’il s’agit d’un agent isolé, est difficilement repérable et identifiable en raison de l’opacité de l’hybridation entre opérateurs « politiques » et organisations criminelles. D’autre part, il n’y a plus de frontière étanche entre violences politiques et crimes crapuleux. Les deux se rapprochent dangereusement, comme le montre l’imbrication du terrorisme, du narcotrafic ou de la corruption des élites financières. Depuis la fin du crime organisé classique et territorialisé (réseaux mafieux Cosa Nostra) et la recomposition globale et déterritorialisée de la criminalité, qui va du microniveau des cités périphériques jusqu’aux zones de production de drogue en Colombie ou en Afghanistan, comme le constate Alain Bauer, « l’entreprise criminelle est peu à peu devenue l’étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible du marché existe. Mais c’est une main criminelle ». Le crime et la société du crime sont inhérents au libéralisme qui s’est détaché de toute référence morale et suprapersonnelle, puisque la maximisation des profits et l’accumulation des richesses en tant que buts suprêmes justifient tous les moyens. Ils sont le versant sociopathologique de modes de vie déstructurants, comme le souligne Mark Hunyadi dans La Tyrannie des modes de vie sur le paradoxe moral de notre temps, qui reproduisent les normes d’un système dominant et qui échappent à tout contrôle éthique ou démocratique. C’est en ce sens que l’ensauvagement pourrait être traité de symptôme révélateur de la phase finale du « désenchantement du monde » de la modernité.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 25 novembre 2020)

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  • L’épopée touristique des covidiens en bermuda...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la farce du tourisme sanitairement correct pour covidiens normalisés. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

     

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    L’épopée touristique des covidiens en bermuda

    On s’était habitué à ce que les Occidentaux, décervelés par des décennies de manipulation mentale, se soumettent passivement aux mots d’ordre du système marchand, mais, avec la vague de covidisation des âmes et surtout en période estivale, nous pouvons dire que nous touchons le fond. De même que l’on s’était accoutumé à ce que les braves citoyens de l’Europe de Bruxelles sacrifient leur identité et leur mémoire, leur fierté nationale sur l’autel du confort matériel, de l’idéologie de la repentance, des lubies du sanding et de la consommation ostensible, un pas en avant est franchi avec le spectacle à la fois absurde et grotesque du tourisme covidien normalisé. En effet, nous sommes loin des grandes migrations touristiques saisonnières de « l’ancienne normalité », des grandes vagues charterisées de transmutations globales de troupeaux de touristes fébriles sur les rivages lointains des pâturages hôteliers de masse. Cependant, dans un état d’urgence sanitaire, on assiste au spectacle des vagues touristiques covidiennes à la fois dosées, sanitairement sélectionnées et contrôlées, découvrant combien les covidiens occidentaux sont dépendants de quelques jours de plage, atteints d’une véritable addict-holidays épidémiologiquement suivie. On peut tout nous supprimer : liberté d’expression, de rassemblement, de sortir, de s’embrasser, de protester, du lien social, du vivre-ensemble, mais quelques jours de vacances, ça, non ! Plutôt crever ! Bref, nous sommes en pleine crise de caprice hédoniste aiguë ! Les vacances, le tourisme, deviennent alors cet horizon indépassable du mental occidental moyen covidianisé. On est prêt à braver le péril épidémiologique pour le prix d’un selfie sur la plage, qu’on mettra sur Instagram pour faire baver les copains. Pour ce faire, on prend soin de choisir sa destination, si possible un pays corona free en plus d’être gay friendly, en s’armant des nouvelles applications Covid-19 pour smartphone qui nous permettent de détecter à la plage le vilain contaminé lambda en maillot de bain, affalé sur sa bouée, et de le balancer à la police épidémiologique. On met sa serviette et son parasol si possible loin d’une éventuelle maison de retraite pleine de vieux pestiférés et le plus près d’une tente sanitaire à test rapide. Le tout consiste à suivre les corridors sanitaires touristiques organisés et se bronzer à la plage, tout en suivant les nouvelles à la minute près pour remballer en panique à la première alerte rouge, direction le retour au pays au cas où les expertocrates rétabliraient la quarantaine du jour au lendemain. Bref, reposez-vous au soleil, mais en sursis, toujours à l’affût d’une nouvelle vague subite de contamination, et soyez toujours prêt sur les starting-blocks au cas où…

    Bulles touristiques et destinations sécuritaires

    Bien sûr, à ce petit jeu se prêtent de « grandes politiques » et des stratégies sanitaires touristiques fumeuses, les fameuses « tourism policy measures covid-19 » de pays paupérisés par la crise sanitaire et touristique, qui sont là pour organiser, drainer, gérer et orienter tous ces covidiens en culotte courtes, apeurés et désœuvrés à la recherche de havres désinfectés. Alors on a recours à toute la panoplie des mesures, les fameux « greens corridors », les corridors touristiques, la « clusterisation » de territoires épidémiologiquement sécurisés et les fameuses « bulles touristiques » pour y stocker le maximum de touristes socialement distanciés… D’autres mesures géniales devraient voir le jour, comme le passeport immunitaire ou comme des bulles ou box en Plexiglas à installer sur les plage d’Italie, autour des familles de baigneurs.

    La destination sécuritaire n’a plus la même connotation négative et devient salutaire et ludique. Le voyage ne rime plus avec le dépaysement mais avec sécurité, la destination sécuritaire du voyageur covidien, n’ayant plus la même connotation négative, devient salutaire et ludique. Bref, afin de jouir de quelques jours au soleil et sous contrôle, c’est un peu le parcours du combattant, le chemin de croix du covidien touriste, à la recherche des lieux saints de villégiatures estivales et bon marché, une véritable épopée, un peu comme celle de Gilgamesh à l’assaut des Aquaparc, celle des Argonautes à la recherche de la toison « corona free ». Il s’agit bien d’un eudémonisme de masse épidémiologiquement assisté, une compensation concédée par l’expertocratie sanitaro-politique, une mesure de relaxation avant le déclenchement imminent de la seconde vague en automne, ce qui coïncide très bien avec la reprise du marché du travail. On est en plein dans le règne non pas de la bulle fondatrice civilisationnelle évoquée par P. Sloterdijk mais bien la surexpansion égotique de la bulle du désir refoulé, un sursis accordé aux covidiens frustrés par le confinement et les mesures de quarantaine, une forme de bonheur éphémère sous perfusion. Car, attention, rien n’est définitif et irréversible, cette petite concession, ce temps de relaxe peut ne pas se répéter, et c’est pourquoi il faut donner mauvaise conscience. L’idéologie covidianiste est profondément eschatologique : les humains à l’âge d’or vivaient tout, comme le relatent les mythes fondateurs, dans un état originel de bonheur et de liberté, mais ils ont été chassés de ce paradis à la suite de la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance. Ce récit transposé à l’instant covidien explique pourquoi les citoyens doivent respecter scrupuleusement les rituels, les injonctions sanitaires, ne pas transgresser les règles de bonne conduite (port du masque, distance physique, etc.), et surtout ne pas pécher en critiquant, ne pas s’insurger mais se soumettre sous peine de se voir châtiés par la punition, la seconde vague, ou le lockdown total, le monstre effrayant de tout covidien qui se respecte. À l’ère du loisir de la société de l’abondance et de la gratuité se substitue la société covidienne du loisir anxiogène en sursis et de la précaution. On est loin de la signification originelle du loisir, en grec skholè, en latin, otium, où liberté et temps libre coïncident. Le loisir à l’ère covidienne correspond à une faveur, un luxe à risque, un temps virtuellement libre puisqu’il est prescrit par les informations, les gestes barrières, des rituels sanitaires, la distanciation physique, les prescriptions sécuritaires sanitaires. Certains covidiens, plus hardis, revendiquent même le droit d’être contaminés et de mourir en bermuda, héroïquement, dans le nirvana du déconfinement, en apothéose, au rythme d’une beach party ou échoué, cramé par les ultraviolets comme une baleine de supermarché… Bien sûr, en passant, comme dans un voyage initiatique à trottinette électrique, on n’oubliera pas d’aller vénérer, par les cultes hygiénistes du panthéon coronarien, des dieux asymptomatiques de l’immunité et des déesses mères du masque et du désinfectant, de consulter les oracles de l’anticorps, la pythie du sérum magique, et surtout d’honorer les héros et vestales du personnel soignant.

    Le prix de l’évasion

    Comment ne pas évoquer l’analogie de cette réalité covidienne avec les romans dystopiques, comme Globalia de Jean-Christophe Ruffin, qui trace les contours d’un monde futur, un État mondial avec des villes-bulles s’étalant sur l’hémisphère nord, dans lequel les citoyens dociles jouissant de la sécurité et du bien-être matériel, vivent dans des cités sous des dômes permettant une température idéale en permanence. À l’extérieur des zones sécurisées, s’étendent des non-zones mystérieuses et dangereuses. On retrouve un scénario semblable dans le roman Un bonheur insoutenable (titre original : This Perfect Day) d’Ira Levin, dans lequel l’humanité (désignée sous le nom de Famille), unifiée, est régie par une méga-intelligence artificielle, un ordinateur caché sous les Alpes : UniOrd ou Uni, qui contrôle tout, oriente, autorise ou non les mariages et la procréation. Dans ce monde idéal, où la volonté humaine semble avoir disparu, et où la pluie n’existe plus, certains membres de la Famille se révoltent et souhaitent rejoindre les « incurables » qui se réfugient sur des îles non contrôlées par l’ordinateur. Cet horizon dystopique de villes-bulles sécurisées et aseptisées n’est pas si lointain, car à l’heure covidienne de l’état d’exception médicalement assisté, nous sommes déjà tous « bullisés » et « googlisés ». En effet, l’idée de bulle touristique vient renforcer le dispositif biopolitique de surveillance généralisée, déjà présent sous la forme de bulles numériques, informationnelles et ludiques (smartphone, réseaux sociaux, Instagram, etc..) omniprésentes, qui sont constitutives de notre réalité sociale quotidienne.

    L’évasion, la fuite, le déconfinement total est-il possible ? Y a-t-il une possibilité rédemptrice de « l’île », d’insulation humaine dans ce huis clos global ? À quel prix le bonheur individuel ? La réponse pourrait se trouver dans le destin de Patrick McGoohan alias John Drake dans la série TV Le Prisonnier, confiné dans un lieu, « le village », dont on ne pouvait s’échapper. Celui qui essayait de s’en évader était aussitôt rattrapé par une énorme bulle qui servait de police interne. Ayant sacrifié la liberté au nom de la sécurité et du petit bonheur médicalement concédé, les covidiens deviennent prisonniers de leur propre bulle, celle du désir anxiogène et narcissique, une sorte de servitude consentie ayant neutralisé toute forme de velléités de fugue et d’émancipation.

    Jure Georges Vujic (Polémia, 02 septembre 2020)

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  • De Woodstock à Netflix : les enfants du désir ont peur de mûrir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jure Georges Vujic, cueilli sur Polémia et consacré à la génération des millennials. Avocat franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, Jure Georges Vujic est l'auteur de plusieurs essais, dont Un ailleurs européen (Avatar, 2011) et  Nous n'attendrons plus les barbares - Culture et résistance au XXIème siècle (Kontre Kulture, 2015).

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    De Woodstock à Netflix : les enfants du désir ont peur de mûrir

    On peut légitimement se demander pourquoi commémorer le 50e anniversaire de Woodstock, si ce n’est pour se joindre à cette hystérie commémorative de notre époque, où l’on commémore tout et n’importe quoi. L’instant commémoratif, l’ère de la commémoration évoquée par Pierre Nora, s’intégrant parfaitement aux besoins du marché parfois bling bling de la mémoire, fabriquant et cultivant les événements sursignifiés grâce au mélange de rituel et de festif. En effet, on assiste à une privatisation du mémoriel et du qui aboutit non seulement à un délitement d’un cadre unitaire d’appartenance historique et culturel, mais aussi à une cacophonie commémorative, ou « le surmoi commémoratif, le canon ont disparus ». Pour ce qui est des 50 ans de Woodstock dédiée à l’ère du Verseau, s’agit il ici de se réapproprier une mémoire générationnelle, une identité générationnelle sociale et culturelle voir musicale ? Ou tout simplement de faire du profit sur le marché de l’industrie musicale, dans le registre retro des grandes anthologies pop-rock ?

    Cependant, dans ce flou mémoriel, il convient de rappeler que le plus grand concert rock de l’histoire, qui devait se tenir à Woodstock, au lieu de la contre-culture américaine, s’est au bout du compte tenu dans la petite ville de Bethel, à 100 km de Woodstock même. Ce mega-concert , aux allures de grandes messe hippie qui verra défiler les grands noms du rock américain, réunira des quelques 100 000 spectateurs prévus, plus de 500 000 spectateurs, ce qui causera quelques bouchons.
    Avec le spectacle actuel des soirées Rave, des techno et trans party de la new age musique de tribus urbaines contemporaines, qui rassemblent des milliers de fêtards, nous sommes loin du temps des militants « love and peace », des rassemblements hippies colorés, même si des similitudes persistent en matière d’hypnose collective et d’hystérie festive. En dépit d’une dimension mythologique événementielle qui est délibérément entretenue pour des raisons de marketing, une histoire parallèle indésirable et souterraine de ce méga-événement refait toujours surface. En effet la consommation de drogues diverses, dont du LSD, était absolument hors de contrôle.

    A la suite de Woodstock, qui se soldera par 3 morts et qui laissera un goût amer de désorganisation, une autre tentative de bis repetita de mega rock concert se finira tragiquement. Le concert gratuit des Rolling Stones à Altamont en décembre 1969, rassemblera 300 000 personnes à l’Est de San Francisco. Aussi mal organisé que fût Woodstock, le concert termina tragiquement avec la mort Meredith Hunter âgé de 18 ans le poignardé par le service de sécurité musclé des Hells Angels. Plus tard, l’image de marque de des communautés hippies sera ternie par les ravages des drogues dures et l’obscure secte de Charles Manson reconnue coupable de meurtres dans la région de Los Angeles.

    Anatomie de la génération « Netflix and chill »

    Après les générations « bayboomers » hippies, des yuppies des années 80, des bobos (bourgeois-bohèmes), émergera la génération millennials (génération X ou Y), laquelle regroupe des individus nés entre 1980 et 1995, et étant considérée par les historiens américains comme une génération caractérisée par “l’esprit rationnel, l’attitude positive, l’esprit d’équipe et le sacrifice“. Bien sûr, le modèle d’explication générationnelle est souvent limité et réductionniste car il est soumis à la théorie du cycle générationnel selon lequel la société serait divisée en plusieurs phases périodiques de 16 à 20 ans, ce qui explique que le dit modèle est le plus souvent appliqué dans les stratégies marketing. Cependant, ce qui est évident, c’est que cette nouvelle génération est devenue la cible commerciale privilégiée commerciale des nouvelles IT technologies, en particulier en ce qui concerne les générations technophiles férues de nouvelles innovations informatiques.

    En effet, cette génération constitue la plus grande armée de consommateurs de nouveaux gadgets/smarthphone, accepte volontiers les habitudes conformistes de la consommation ostentatoire de marque, ainsi que les valeurs sociales de nouvelle économie de partage type Uber et Airbnb.
    Certains analystes les appellent la génération «Netflix & Chill», parce qu’ils aiment «chiller », se détendre et passer plus de temps libre chez soi à regarder des émissions de divertissement internationales – bingewatcher des séries et films.
    Cette génération privilégie les modes de communication virtuelle, via SMS, WhatsApp, Messenger, Twitter, Instagram, Snapchat… lesquels constituent autant de lieu virtuel de socialisation, au détriment des cafés et des clubs où se retrouvaient les générations passées.
    Selon la sociologue Elizabeth Nolan Brown, les « jeunes citadins professionnels »,”yuccies(Young Urban Professional), les nouveaux free lancers capitalistes combinent les idéaux de la contre-culture et l’esprit d’entreprise de Sillicon Valley. Certains parlent déjà de l’émergence d’un nouveau “capitalisme indie” combinant micro-artisanat et micro-entreprises, éditions limitées, nouveaux modes de consommation et de production, humanisme et écologie avec le capitalisme de réseaux. Cette nouvelle génération s’intègre parfaitement dans la logique postmoderne et marchande du vintage, de l’ironie et du pastiche, mais aussi du marché et des bénéfices réalisés sur fond de contre-culture et de subversions créatives. Elle s’intègre à merveille dans une nouvelle stratégie de marketing de réseau – à travers divers réseaux sociaux, sites Web, blogs, clubs, comme une expérience de marketing de masse.

    Ainsi, la culture « Netflix and chill » est un élément indispensable de ce que Pierre Bourdieu appelle le “capital culturel” de la domination sociale et de la “culture d’entreprise” dans laquelle Thomas Franck s’inscrit dans une nouvelle catégorie de consommatisme branché (culture d’entreprise, contre-culture ).
    La génération millennials, même si elle se déclare apolitique, ne peut échapper à l’héritage libéral de gauche de 68, retouché cependant avec une approche pragmatique et branchée du capitalisme de marché. En dépit de leurs efforts pour être des de « vrais créatifs » soucieux de l’environnement, ils sont devenus un produit culturel un GMO, un mutant générationnel, se situant quelque part entre contre-culture post-68 et pragmatisme postmoderne du marché. Loin des goldenboys des années 80 et 90, ils ont inventé un modèle hybride d’entrepreneuriat créatif, promouvant une sorte de capitalisme à capital humain par la promotion d’une micro-économie reposant sur l’individualisation et la personnalisation les désirs. Gilles Lipovetsky, dans Le bonheur paradoxal, évoque en ce sens le jeu de la personnalisation de la consommation et des désirs induits par l’hyperindividualisation de l’offre. Par exemple, des projets de camions d’affaires alternatifs , les bars a céréales Cereal Killer Cafe à Londres des frères Keery ou les vêtements Picture Organic Clothing avec des matériaux recyclés.

    Contrairement aux générations des années 60 et 70 qui s’opposaient à la société fondée sur la division capitaliste du travail et la société de consommation , la génération millenium, cultive un certain égoïsme pragmatique à l’égard du monde professionnel et de la valeur propriété, bien illustrés par la règle des 4 I: « individualiste, interconnecté, impatient et inventif ».
    A l’opposé de la génération hippie qui vivait volontairement en marge de la société et cultivait des modes de vie communautaires, les millennials ne sont plus imprégnés d’utopies sociales ni d’idéaux politiques révolutionnaires. En effet, alors que les hippies prônaient le retour à la nature et de vie en communautés en s’inspirant du naturalisme de H.G Thoreau, la nouvelle génération, qui consomme volontiers « good food », sensible à la conservation de l’environnement et de la nature, est une grande consommatrice de l’éco-industrie verte et de l’idéologie du développement durable.
    La précarisation sociale et la paupérisation progressive des jeunes en Europe et en Amérique du Nord ont fortement influencé et façonné une génération qui ne cherche pas à changer radicalement le monde mais est plus tentée de trouver de manière pragmatique de nouvelles alternatives et des opportunités professionnelles au sein du système dominant. Jean-Laurent Cassely, qui étudie les phénomènes générationnelles, souligne que les schémas mentaux sont en train de changer et que la rébellion d’aujourd’hui n’a plus d’aspect radical, mais prend une dimension entrepreneuriale. Par exemple, l’ancien slogan 68-huitard situationniste «vivre sans temps mort et jouir sans entraves» n’est pas valable aujourd’hui pour la génération moderne qui poursuit des ambitions professionnelles et entrepreneuriales ».
    Il s’agit d’une “sur-adaptation” des jeunes générations qui changent souvent d’emploi et de secteur sous l’effet de la « disruption » à la fois sociale et économique, en cherchent à réconcilier le monde des affaires et de la consommation avec leurs propres valeurs personnelles. Étant donné l’instabilité du monde du travail et de la précarisation, les nouvelles générations ne croient plus en des projets de carrière sûrs et à long terme, et expérimentent davantage la vie sous forme de projets divers, ce qui pose la question de leur héritage culturel et patrimonial et de leur capacité de transmission de leur capital social aux nouvelles générations, étant donné que la société dans son ensemble ne repose plus sur les possibilités de projection et de prévision à long terme.

    Bien entendu, aujourd’hui, les critères de réussite sociale diffèrent des générations 60 et des années 80. La priorité est donnée à la réalisation de l’autonomie personnelle, à une profession locale et soucieuse de l’environnement, avec un mépris de l’ère postindustrielle des hiérarchies classiques du monde du travail.
    Les générations Woodstock et celles de 68 ont plutôt cherché à changer le monde par l’utopie et la révolution sociale, tandis que les nouvelles générations cherchent à explorer et d’établir de nouveaux équilibres sociaux, tout en gardant une posture pragmatique et politiquement correcte. La question qui se pose pour l’avenir est celle de savoir si la génération actuelle sera capable de relever les nombreux défis sociaux, politiques, identitaires et environnementaux du monde actuel. D’autre part, dans un monde où s’accroit le fossé entre l’oligarchie mondialiste et le peuple de plus en plus pauvre, il faudra beaucoup plus qu’un selfie ou qu’un twitt subversif pour renverser ou inverser l’apathie générationnelle en tant que mode de reproduction passif de l’ordre dominant capitaliste néolibéral.

    Marché du désir et capitalisme addictif

    Le projet contre-culturel plaidé par des théoriciens contestataires, tels Theodore Rosack et Herbert Marcuse, cher aux générations hippies et celles de la Nouvelle gauche de 68, se soldera par une échec, dans la mesure où le discours contestataire d’émancipation et d’autonomie totale sera très vite récupérée par le système dominant, et deviendra paradoxalement une matrice incontournable de l’industrie culturelle abondamment critiquée par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer. Cependant, il convient de constater que ce projet contre-culturel de la nouvelle société émancipatrice est en réalité le produit d’un long processus de déconstruction ontologique et philosophique résultant des Lumières, de la modernité et de la postmodernité contemporaine, qui constituent en fait les principaux leviers de la révolution anthropologique et culturelle du XVIIIe siècle à nos jours…
    Le résultat final d’un tel processus de déconstruction sera l’avènement du règne du « Grand moi » auto-institué et narcissique de la postmodernité, évoqué par Christopher Lasch dans » la culture du narcissisme « avec de la domination de l’individualisme , de l’hypersubjectivisation et l’atomisation sociale.

    Le sociologue Michel Maffesoli évoquera l’émergence de générations d’enfants « éternels » figure de puer eternus – en tant que figure emblématique de la postmodernité qui a remplacé « l’homme mûr », un producteur sérieux et rationnel. Un sorte de « homo novus » postmoderne qui ne veut va mûrir, adepte de la nouvelle idéologie du “jeunisme” qui impose de rester jeune pour toujours, de s’habiller jeune, de penser jeune, de ne pas se référer au passé mais profiter du moment présent. Le culte hippie quelque peu « grunge » de la figure rousseauiste du « bon sauvage » rebelle, a aujourd’hui muté vers le culte jeuniste hipster du “jeune homme branché et hypermobile sur trottinette éléctrique de la nouvelle génération Netflix and Chill.»
    Cependant, il ne faut pas oublier que la nouvelle génération millenials, née dans les années 80 a hérité du lourd fardeau de l’incohérence et de l’infantilisme de ceux qui ont appelé à l’émancipation par rapport à toute forme d’autorité et de tradition. La majorité des émules de la génération hippie et celle de 68, se sont parfaitement intégrés au système capitaliste néolibéral, et sont devenues les chiens de gardes de la pensée unique, et ceux qui hier militaient pour la victoire de l’internationalisme prolétarien prônent aujourd’hui les vertus de la mondialisation néolibérale et l’abolition des frontières.
    En effet, Selon Charles Shaar Murray, « Le chemin qui mène des hippies aux yuppies n’est pas aussi tortueux que beaucoup aiment le croire. Une bonne partie de la vieille rhétorique hippie pourrait parfaitement être reprise par la droite pseudo-libertaire, ce qui s’est d’ailleurs produit. Rejet de l’État, liberté pour chacun de faire ce qu’il veut, cela se traduit très facilement par un yuppisme ‘laisser-faire’. Voilà ce que cette époque nous a légué. » De toute évidence, de nombreux hippies sont devenus des parfaits yuppies dans les années 1980 et chefs d’entreprise, rédacteurs en chef de grands journaux, comme par exemple le grand dirigeant Jerry Rubin ancien hippie, qui est devenu activiste Reaganien et républicain néolibéral convaincu.
    En France, Michel Clouscard a été le principal penseur de cette dynamique de transformation du “capitalisme de la séduction“, voyant dans le mouvement hippie une simple crise interne de la dynamique du capitalisme américain, qui s’est approprié et a recentré les slogans de gauche libérale (individualisme, hédonisme, nomadisme, cosmopolitisme) en les mettant au service de la logique du “marché du désir”, du nouveau capitalisme “libéral-libertaire”.

    Ce “marché du désir ” repose sur un modèle de consommation libidinal et ludique, accompagné d’un discours émancipateur. Ce qu’il faut rappeler, c’est qu’après la seconde guerre mondiale, la nouvelle dynamique du capitalisme à la quête de nouveaux marchés, avec le plan de Marshall dans l’Europe de l’après-guerre entendait créer un “modèle permissif pour le consommateur” tout en restant “répressif pour le producteur”. Puis, sous les auspices de l’industrie de musique pop-rock, un nouveau “marché du désir” émerge, avec la contre-culture hippie, sur fond de psychédélisme, de révolte pacifique sociale et de désobéissance civile. Promouvoir l’hédonisme sans limites et l’expérimentation individuelle, la prétendue libération sexuelle et la consommation massive de stupéfiants devait, à l’aide d’un discours d’émancipation, constituer les nouveaux leviers de l’aliénation comsumériste sociale.

    Un tel processus de dépendance se poursuit aujourd’hui à travers le modèle du “capitalisme addictif ” analysé par Patrick Pharo, qui étudie le phénomène de l’idolâtrie de la technologie, des écrans, la dépendance vis à vis de Facebook, mais aussi la recherche démesurée de l’optimisation et du profit, qui s’inscrivent dans “un processus de dépendance basé sur des désirs et des habitudes générés artificiellement et enracinés dans le mécanisme du désir “. Un processus similaire d’appropriation des désirs est présent dans le rapport salarial contemporain, perçu comme un rapport d’enrôlement du conatus (concept Spinozien qui renvoie à l’idée d’une puissance d’agir qui s’incarne par des désirs, des affects) du travailleur au service de celui du patron, thèse avancée par Frédéric Lordon, dans Capitalisme, désir et servitude – Marx et Spinoza.

    Le panoptique de l’exposition permanente

    On se souvient de Foucault pour lequel la normalité dans les sociétés modernes étaient le principal instrument de répression, alors qu’avec la nouvelle génération, le désir sans limite exalté et sanctifié par le marché, est devenu le principal outil de dressage d’une génération qui ne peut se permettre de ne pas avoir de désir, conformes à l’offre du marche ludique et de l’hyperfestif ou pire se soumettre un impératif de devoir. A l’opposé du Panoptique de Bentham, qui correspondait à une technologie politique de type disciplinaire, la nouvelle génération est a la fois la victime et le ressort actif de la nouvelle société d’exposition evoque par Bernard E. Harcourt. « Elle est le sujet privilégié la partie prenante de l’ère digitale, ou il n’est plus guère besoin de discipliner les individus. Ces derniers exposent volontairement leurs identités sans avoir à intégrer la visibilité d’un pouvoir qui les surveillerait. Ni la surveillance, ni le spectacle donc, mais l’exhibition, l’exposition consciente et volontaire de chacun par le truchement d’interfaces digitales sur Internet et les réseaux sociaux. Nous aurions maintenant affaire à une sorte de « voyeur oligarchique qui profiterait de notre exhibitionnisme ».

    Dans le cas du Big Brother, il s’agissait dans le roman de Orwell d’une dystopie totalitaire où les désirs, la sexualité, les sentiments altruistes et les libertés étaient neutralisés. Dans notre ère digitale au contraire, les individus sont poussés à devenir des « machines numériques désirantes » (Sloterdijk parle d’ « êtres antropotechniques ») en montrant et en partageant leurs préférences personnelles (songeons au « likes » de Facebook, à l’inflation de commentaires et photos postés en ligne). Il ne s’agit donc plus de réprimer les désirs et les passions, mais bien au contraire de les débrider et de les afficher librement et avec notre consentement. C’est un parfait « huit clos » de l’exposition en temps réel, un panoptique de l’exhibition permanente.

    Avec les générations 60 et 68, le système dominant s’efforçait d’infiltrer, de récupérer et de neutraliser les structures de la contre-culture juvénile, en orientant les aspirations radicales vers une tendance à l’hédonisme dissolvant et un nihilisme autodestructeur. Aujourd’hui, face à la crise générationnelle qui est à la fois une crise de transmission et de solidarité générationnelle, avec la nouvelle génération millenials qui est devenue un maillon complaisant de l’autorégulation du système, se pose la question de l’existence et de la pertinence même d’un désir subversif générationnel et de la capacité réactive de résistance anti-systémique, qui semblent disparus ou consommés par le jeu de la déconstruction des grands récits de la modernité.

    En guise de conclusion, malheureusement, les deux générations, celles de Woodstock et celle des millennials, sont finalement le produit d’une conception anthropocentrique du monde et d’un solipsisme social réducteur qui fait du “bonheur et du plaisir personnel” le but ultime de l’existence, ce qui convient parfaitement au marché capitaliste du désir. Cette filiation eudémoniste pose la question de l’existence d’un désir et d’un pouvoir subversif générationnel collectif qui transcenderaient cet individualisme eudémoniste, pour s’efforcer cette fois ci non plus de déconstruire mains de reconstruire un monde livré depuis des décennies à la dévastation ontologique, spirituelle, culturelle, sociale et environnementale. Il faudra relire Albert Camus. « Chaque génération, sans aucun doute, pense qu’elle est condamnée à changer le monde. La mienne sait qu’elle ne le fera plus. Mais sa tâche peut être plus grande. Il s’agit d’empêcher le monde de s’effondrer ».

    Jure Georges Vujic (Polémia, 09 septembre 2019)

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